Catherine Ysmal

Écrivain
jeudi 13 septembre 2012

GloWorm

Il savait bien que Martin ne trouverait pas de peau. Il tentait de le convaincre, il le savait. Pas de place pour l’étoile que le boss voulait tatouer et de la raison, il n’en savait rien sinon que son ami disait qu’il était plus que temps de faire un coup, de relancer la machine, de risquer définitivement sa peau. De reprendre « vers luisant » (GloWorm), nom subsidiaire des débuts et dont le « m » de glowm était tombé vite fait – Gloworm, war, Glory – nom de scène, de bête, quand adolescent, avec ses pustules à tête blanche sur les épaules, le dos, le torse, recto-verso comme des missiles à tête chercheuse, lui, et ravissement de ses amies à lui, qui prenaient leur pied à mesurer la portée de l’explosion de ses supernovas tandis qu’allongé à plat ventre, il les laissait le soumettre à l’examen de ses torpilles, gamin énamouré, présentant son corps tout entier à leur sadisme, heureux de se sentir vivant sous leurs ongles d’écorcheuses sur lesquels le pue puis le sang se répandaient jusqu’à la goutte vitreuse.

Il ne se souvient plus de celle qui a tracé le premier trait de stylo réunissant deux de ses cratères, ni de la fille qui fit de ce dos le mur des lamentations et qui l’obligea à développer trapèze et dorsaux. De ses dix-sept à vingt ans, il prit quinze kilos de muscle, de la matière pour dessins, quinze kilos de barbaque fondante. Elles auraient pu le rendre chair, mordre, mais elles avaient préféré continuer à marquer son dos aux feutres indélébiles. Sur le frigo, se trouve encore un polaroïd : combustion gravée entre ses omoplates, centre spongieux nervuré d’orangés grattés sur des tiges vertes, fleurs du trépas, feu de camp – c’est indéterminé. Puis il voulut un orgue, proposa la face avant pour la tuyauterie. Il souhaita ensuite un bœuf écorché qui embrassa ses reins jusqu’à prendre son cou en tenaille. On passera sur les heures de boulot et le tarif horaire de Martin devenu son créateur.

Il y repense à tout ça. La fête avait battu son plein d’hier à aujourd’hui. Il avait vu naître et s’encrer la peau de ses « enfants » : femmes peintures en jeunes tatoués dont il était le père incontestable.

« Il n’y a plus de place ».

C’est dit. Et il a beau se retourner désormais en tout sens, explorer chaque facette de sa peau : que de l’encre. Il inspire à grands coups puis tousse l’impératif que Martin lui pose.

Ce qu’il est :

vieux gosse dans la pénombre des boîtes, lui, s’effeuillant jusqu’au cache-sexe.

Back-stage de fossiles, la nuit

Seulement, il ne le veut plus. Il ne veut plus mendier son destin, refuse ce moi retourné en vrille d’un stylet de gravure dont l’encre s’étale, ne plus être toile vivante – être nu.

Plus envie, beau gosse lourd sous les flashs ; plus envie d’être une extension .jpeg pour le parterre en surchauffe. Le dire à Martin, le taxidermiste.

Sur sa cuisse, un fragment de L’Enfer de J. Bosch le nargue. Il admire le contraste de l’ocre et du bleu, mélange sang / derme, dessus / dessous ; il éprouve un plaisir franc aux musiciens sur le pont, au bœuf aux cornes claires, tarins de tapirs, sangsues, oiseaux-poissons. Il s’admire.

 « Plus de place », il faudra le dire. Il se le répète pour s’encourager, parcourant un magazine sur lequel s’étale la peau clairsemée d’un jeune frère au firmament. Il s’en tamponne des planches, se chauffe de convictions pour qu’elles lui viennent sans effort, plus tard, sous les banderilles des projecteurs, boule de miroirs d’un sinistre anisé – le jaune au fond du verre noyé dans de l’eau.

Il le dira à Martin

… qu’il est un puzzle complet ou bien, à l’inverse, qu’il manque une pièce au « je », il dira. Il dira dans une langue ligaturée d’une ceinture en titane, os pour le nez, écho du cou girafe, tatoué panthère jusqu’au menton.

Et déjà qu’au show, il viendra habillé.

C’est-à-dire kilt, genoux nus.

Épaules découvertes montrant l’une un Satyre de Rubens tandis que l’autre exhibe du Pollock, alliance entre tradition et modernité.

Pas d’étoile. Il associe une négation. Pas de, et c’est dit sans réplique car il refuse désormais de louer son corps, d’être autre que des phalanges serrées contre son destin d’apôtre.

– Tu vois l’étoile ? demandait la mère au garçonnet, lui caressant sa joue duveteuse. Tu vois l’étoile ? répétait-elle le soir, rivée au ciel.

Dommage que ça lui revienne maintenant cette chose de derrière la tête qui cogne. Sa mère, son ours en peluche qui portait au cœur une étoile dorée ; il s’appelait Bobby.

L’étoile, il la porte pour le moment, cinq branches, médaillon sur son torse.

– Ecoute le tintement… c’est l’étoile qui caresse l’orgue… écoute Bobby…

Moi aussi comme Martin, j’ai rêvé d’une peau infinie, d’un corps interminable. Pieuvre. J’ai rêvé de cellules sans cesse renouvelées, à moi. D’un cuir à moi cousu sur ma peau ; j’ai bricolé une peau tannée, enduré le bambou japonais pour lui donner son relief, et disparaître. Je suis devenu chef-d’œuvre, écrit sur l’avant-bras.

Donne l’étoile Bobby, donne-la moi. Elle me manque et c’est à moi qu’elle est – voix de petit garçon geignant – c’est  moi moi comme toi qui es à moi, ton étoile, la mienne, je l’arrache. Bobby !

Il téléphone.

– Martin, j’ai retrouvé Bobby !

– Qui ? T’es ravagé mon vieux.

Il découd tranquillement l’étoile, coupe  les fils. Du cœur de la peluche au sien. Tranquillement. Risquer sa peau, se dit-il, putain. Soulever, enfoncer l’aiguille, piquer, tirer.  Adrénaline à chaque trouée – risquer sa peau. Ensuite il a dormi près du corps éventré de Bobby. Puis il s’est préparé. Cape, kilt, chaussettes en laine, bottillons quatorze trous.

Il vacille dès que la porte s’ouvre. Couloir interminable, son ombre projetée immense sur le velours, les corps s’écartent, regardent, amusés, horrifiés ou détournent le regard. Il aimerait entendre des murmures allant crescendo jusqu’au cri. On laisse le passage à cette force. Il sent le poids de la cape qu’il ôtera une fois parvenu au centre. Il sue. Martin n’est pas venu. Nuit et jour d’attente dans l’impatience. Trente-six heures de souffrance effacée à cette minute pendant que les fils craquent sur sa poitrine.

On l’attend.

Sur le coin de la scène, il joue des coudes. Pas de Martin. Pas de Martin assistant au sommet : son corps estampillé étoile cousue de sa main, les fils croûtés de sang, les fils versant sur les tuyaux de l’orgue. Sa marque à lui. La cape est tombée au sol, suit son mètre quatre-ving-dix. Une poitrine ouverte pour requiem tandis qu’il voit à sa portée des pompes cloutées, des talons aiguilles, des chevilles pleines de couleurs, des jambes, chair pour édifier des dieux.

Martin rate le sacre.

Des ongles. Il sent que ça perce de partout. Du rouge suintant le bœuf écorché de Soutine, son dos. Des vers sortis de ses entrailles, peau griffée dans cette continuité infinie de pulsations à encaisser et qui se substituent au battement de cœur de GloWorm.

Peau de superstar

Anonyme étendu.

Agonisant joyeux,  la stupeur hurlée de la foule.