Catherine Ysmal

Écrivain
jeudi 22 novembre 2018

Peine perdue (1), tentative. Catherine Ysmal.

« J’avais bien des feuilles libres sur lesquels j’écrivais tous les jours mais les trouvais à mon retour de l’école toujours en pile et bien rangées. J’écrivais, disons que j’avais pris l’habitude quand je n’avais pas d’entraînement de fouetter les pages de bâtonnets noirâtres auxquels s’ajoutaient sur les côtés des formes plus ou moins géométriques, dédales de mon cerveau, aspiration des astres, concentration et diffraction de la matière, spirales percutant des anneaux, carrés heurtant les pointus des têtes de triangles, toutes formes se transformant en animaux imaginaires qui cavalaient sur le blanc me ramenant au centre de la page que je continuais de réserver aux mots connus et lisibles. Les dessins me semblaient libres, du moins peu conscients, tandis que je me figeais sur chaque lettre certain que la police était déjà passée par là, dans chacun des traits, dans chaque pli du mot, le soulevant d’une signification aussi sûrement qu’elle l’accablait. Ma mère ne devait pas regarder les dessins mais lire ce qui, sans effort, lui sautait dessus, sautant elle-même sur les mots dans un corps à corps qui me dépossédait du sens lui-même, cet agglomérat qui ne m’appartiendrait jamais complètement et qui, pourtant, venait de moi, non pas dans la conscience et la maîtrise que je souhaitais, l’illusion d’écrire ce que je voulais écrire, mais dans l’imperfection dans laquelle elle devait plonger et peut-être se moquer, dans cet écart qu’elle ne pouvait peut-être pas ressentir mais qui était une chute libre à chacune de mes propres relectures. Vertige de la pauvreté ; j’étais pauvre. J’étais idiot. Je prenais des coups dans la gueule jusqu’au brouillard total, perdant neurone après neurone, je l’avais lu ; on le disait de Kos, on le disait de chaque boxeur, on le disait dans les vestiaires qu’on deviendrait cons, tôt ou tard, échec ou réussite, combat après combat et aussi au collège, on l’avait dit en classe, sur l’estrade où nous étions tenus de présenter des langues obscures, des langages ancestraux, médiéval ou antique ou surréaliste – c’était pareil. J’écrivais cependant tous les jours et tous les jours, je retrouvais ces feuilles dans un ordre qu’on choisissait pour moi comme s’il fallait que ma mère abroge ma forme, la reformule. Poèmes ou chansons. Eclats de noir broyé, casse-noix dans lequel je crevais le monde jusqu’au jus et je notais ce jus devenu monde, cette mêlasse de charbon et de tourbe, la magnificence abrutie des riches qui partaient en vacances avec le fric de mon père et des amants de ma mère qui restait là sur ce canapé, les cuisses à demi ouvertes, attendant le soleil ; j’écrivais des hauts le cœur, cisaillant le mien, creusant le ventre des émotions afin qu’il n’en reste plus aucune qui me détourne de ma voie. Le jus, c’est de l’encre. Le résidu d’une arcade sourcilière et la peau retenue par la paupière d’un œil encore ouvert, de l’encre fine attachée à rien d’autre qu’à une page. Et puis il y avait l’amour des amoureuses, les parades limitrophes, pimpantes… (…) »